La Gazette du Fennec vous plonge dans le passé avec une saga en 5 épisodes sur l’histoire des footballeurs bi-nationaux qui ont rejoint l’équipe nationale d’Algérie dans les années 80′.
Qu’est-ce qui pousse les footballeurs professionnels algériens ayant grandi en France à rejoindre l’équipe nationale algérienne depuis les années 1980 ? Notre ami historien Stanislas Frenkiel, Maître de Conférences à l’UFR STAPS de l’Université d’Artois et créateur de la première chaîne Youtube d’Histoire du Sport offre en avant-première aux lecteurs de La Gazette du Fennec le chapitre 7 de son ouvrage sur l’histoire des footballeurs professionnels algériens en France. Durant une quinzaine d’années, il a retrouvé une centaine d’anciens joueurs et leurs proches en France et en Algérie, mené des entretiens inédits, recoupé des archives exceptionnelles,… Notons que son livre, issu de sa Thèse de Doctorat, sera prochainement publié à Artois Presses Université. Nous avons donc le plaisir de vous présenter aujourd’hui le chapitre 7 de son futur livre sous la forme d’un feuilleton bi-hebdomadaire pour les passionné(e)s !
Grandir en France, jouer pour l’équipe nationale algérienne 1980-1988 :
(cliquez sur les liens ci-dessous pour lire les 5 épisodes)
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Les fondements d’une décision
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La sélection de l’Amicale des Algériens en Europe
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L’incontournable Nadir Ben Drama
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La marginalisation des importés
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Les réticences des clubs
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>> Voici la 1ère partie de notre Saga :
Chapitre 7 :
Grandir en France, jouer pour l’équipe nationale algérienne 1980-1988
« Habiter un entre-deux est le difficile équilibre auquel est condamné le migrant. L’histoire de son installation progressive sur sa terre d’accueil a pour contrepoint celle du maintien des liens avec son pays d’origine[1] ». Ali Mekki, sociologue
Khartoum, 28 décembre 1980, match qualificatif contre le Soudan au Mondial 1982. Guennadi Rogov, nommé en début de mois sélectionneur de l’EN, convoque trois footballeurs professionnels. C’est la tendance en Afrique. En fonction de leur lieu de naissance et de leur carrière sportive, chacun présente un profil migratoire différent. Il y a Rabah Gamouh de Nîmes, Abdelghani Djaadaoui de Sochaux et Nordine Kourichi de Valenciennes. Pendant la saison 1981-1982, ces professionnels composent en moyenne vingt-huit pour cent des titulaires d’El Khadra. Pour eux, appuyés par quelques journalistes algériens influents comme Yazid Ouahib, la porte s’ouvre enfin. Ils idéalisent leur pays d’origine et l’attente d’un appel à rejoindre les Verts est forte. En octobre 1981, quatre professionnels contribuent à la qualification mondiale de l’Algérie qui souhaite mettre toutes les chances de victoire de son côté et symboliser la politique de réinsertion sélective de l’émigration encouragée par l’État. L’équipe est reçue à Alger par une foule excitée avec drapeaux et cris de joie mais aussi par le gouvernement et le secrétaire du comité central du FLN. Après trois tentatives infructueuses, cette nouvelle provoque la naissance d’une adhésion populaire interrégionale. Bien que temporaire, elle permet de contenir la crise économique, les derniers feux du meurtrier printemps berbère d’avril 1980 et de ses émeutes sévèrement réprimées en Kabylie. La symbolique dépasse largement le cadre du football au moment où plusieurs lignes de fracture ébranlent la société algérienne. Les oppositions multiples entre modernistes et passéistes, arabes et berbères, démocrates et frontistes, résidents et émigrés commencent à écorner l’image officielle d’une nation soudée[2]. Avec les migrants familiaux Abdelmajid Bourebbou, Mustapha Dahleb, Abdallah Liegeon, Fawzi Mansouri et Karim Maroc, certains sont de plus en plus en sollicités sous le maillot des Fennecs. Quatre joueurs nés hors d’Algérie participent aux Coupes du Monde 1982 et 1986 [3]. Au tournant des années 1980, treize nouveaux joueurs algériens nés en France comme le mulhousien Ali Bouafia et Alim Ben Mabrouk de la cité lyonnaise des Minguettes découvrent les clubs de première et seconde division[4]. Football et retour au pays s’emmêlent.
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Les fondements d’une décision
Lors des matchs amicaux et préparatoires, le budget alloué à l’équipe nationale algérienne est réduit. Contrairement aux joueurs locaux, les footballeurs professionnels à l’indisponibilité chronique n’y tirent pas d’avantages financiers significatifs. Si leurs gratifications sont dérisoires, les plus performants d’entre eux parviennent à négocier leurs salaires à la hausse et à décrocher quelques contrats d’image en France. Quant à l’Équipe de France, elle se renouvelle sous l’impulsion de Michel Hidalgo. Autour de footballeurs comme Luis Fernandez, Alain Giresse, Michel Platini, Jean Tigana et Marius Trésor, elle progresse et enchaîne les performances internationales[5]. Les places y sont chères. Elles sont globalement conservées par les mêmes joueurs. Pour contourner cette concurrence tricolore, les footballeurs professionnels algériens s’engagent en EN afin de participer aux joutes internationales dans une équipe reconnue comme l’une des meilleures du continent africain. En participant à des compétitions mondiales prestigieuses, ils gagnent en visibilité. Cela peut leur permettre d’accéder à des clubs renommés. Les opportunités économiques et sportives ne font pas tout. Ces footballeurs professionnels sont attachés au pays d’origine de leurs parents même s’ils ne souhaitent ni s’y installer ni y vivre. Leur appartenance nationale est aussi dictée par leur histoire familiale sur laquelle pèse l’exil. L’étreinte de leurs origines et l’empreinte de leur éducation sont indélébiles[6].
Par ses normes et ses valeurs, elle leur rappelle constamment les liens culturels puissants qui les unissent au pays de leurs parents[7]. Transmises et apprise, les langues arabe et berbère confrontent les futurs footballeurs à leurs racines algériennes. Elle façonne leur identité tout comme les repas familiaux et fêtes religieuses. Souvent, leurs mères au foyer ne parle pas français. L’inculcation de la foi et de la morale musulmanes renforce leur sentiment d’être des Algériens en France. L’Islam façonne de nouveaux hexis corporels et devient aussi une référence symbolique, un instrument d’identification sociale[8]. Les récits parentaux nostalgiques sur l’Algérie, le bled abandonné, sont nombreux et s’accompagnent d’un discours classique et illusoire sur le retour providentiel au pays des origines. Entretenant le sentiment du provisoire, ce mythe du retour est encouragé depuis 1974 par l’État algérien grâce à une politique de réinsertion sélective de l’émigration. En dépit des bourses d’études, présalaires, hébergement et travail accordés par le FLN aux aspirants, l’échec est au bout du voyage. Tour à tour enviés et rejetés, les émigrés ont du mal à reprendre pied dans leur société d’origine et se trouvent en situation de marginalité et parfois même d’exclusion[9].
Se sentant en minorité en France, les parents de footballeurs fréquentent presque exclusivement des amis musulmans, et plus précisément des Algériens. Ces comportements s’inscrivent dans la tradition des centaines de milliers d’immigrés qui connaissent eux aussi le déracinement. Ce lien avec l’Algérie se raffermit également lors des séjours estivaux. Ils leur permettent d’entretenir un lien mémoriel et symbolique avec le pays de naissance de leurs parents tout en affichant leur réussite matérielle[10]. En effet, le plus souvent, à l’occasion des grandes vacances, tous les futurs Internationaux algériens découvrent l’Algérie dès l’enfance et quelquefois à reculons. Liazid Sandjak, né en 1966 à Montreuil-sous-Bois et International algérien à 21 ans, se souvient de ses voyages obligatoires en Kabylie, de la chaleur étouffante, des chèvres des montagnes et des parties de football entre cousins sous les oliviers.
C’est donc non seulement en France mais aussi en Algérie que s’édifie l’identité algérienne de ces footballeurs professionnels. Avant de répondre positivement aux sollicitations de l’EN, une charge pèse sur leurs épaules. Leurs engagements sportifs peuvent provoquer dans leur famille la fierté, la déception, voire un sentiment de traîtrise. Ambitieux, ils incarnent les fantasmes de leurs parents de réussite et de retour en Algérie. En France, leur choix pourra s’accompagner d’une remise en cause de leur loyauté. La stigmatisation qu’ils y connaissent depuis l’enfance ne les incitent pas à s’identifier à une nation dont ils se sentent de temps en temps rejetés. Ils sont frappés à différents degrés par l’exclusion de la société d’accueil.
Au cours des années 1970, trois phénomènes modifient dans l’opinion la perception que la présence sur le sol hexagonal de travailleurs immigrés n’est pas un problème fondamental : la syndicalisation d’une partie d’en eux, la venue en France de leurs familles et la volonté de ces dernières d’y demeurer. Le long processus intégrateur n’opère pourtant plus que partiellement chez des populations fragilisées par la crise économique et par le regard spécifique qu’une société en quête de sens porte sur elle. L’image négative des Algériens, héritée de la période coloniale, est amplifiée par l’humiliation encore proche de la Guerre d’Algérie[11]. À cette nouvelle visibilité liée également à l’accroissement de la population algérienne en France à plus d’un million de ressortissants, à l’émergence d’une élite sociale et culturelle, s’ajoutent en 1973 et 1974 de vives polémiques entre la France et l’Algérie. Elles font suite à une série d’attentats racistes qui frappent des immigrés algériens et l’arrêt de toute immigration, y compris familiale. De nombreux faits de violence sociale et symbolique liés aux embauches et aux accès aux logements et aux loisirs entourent ces footballeurs algériens. Et si dans les villages où grandissent Mustapha Dahleb et Fathi Chebel, l’existence de rapports humains quotidiens désamorce beaucoup de conflits, les tensions des villes sont bien présentes. La violence coloniale continue à s’exercer sur les populations immigrées après l’indépendance. Les conditions d’hébergement sont difficiles tout comme le chantage des employeurs et la pression policière[12]. Même Chérif Oudjani, né en 1964 à Lens, fils d’une vedette du club local, en fait l’expérience et regrette parfois d’être perçu comme un maghrébin. C’est surtout à l’école française que les joueurs ressentent les effets de la mise à l’écart.
Si par les études secondaires ou universitaires l’ascension sociale a été plus rapide chez les Algériens que pour toute autre communauté étrangère en France, ils subissent presque tous les effets de la violence scolaire[13]. Elle émane d’abord des insultes racistes de certains camarades. Les bagarres dans la cour de récréation laissent des traces tout comme les manuels scolaires qui glorifient l’ancien empire colonial. Le sentiment de rejet peut surgir où ne l’attend pas. Les poésies et les chansons d’enfants en sont un parfait exemple. Le chagrin se retrouve dans le témoignage de Zaïr Kédadouche qui ne sera jamais prisonnier de ses origines : « dans les poèmes, les héros sont toujours blonds aux yeux bleus. Ce n’est jamais moi. J’ai l’impression d’être différent et de ne pas exister ». Devenu militant du combat antiraciste, il est l’un des rares footballeurs professionnels à s’identifier et à participer au mouvement beur au début des années 1980.
Dans un contexte où en Algérie les couches bureaucratiques, économiques, militaires et policières prolifèrent, le rapport à l’armée algérienne s’avère décisif[14]. Sans son accord, Mustapha Dahleb y est incorporé de force en 1971. Naturellement, sous la coupe de Rachid Mekhloufi, il rejoint les équipes nationales civile et militaire. D’autres joueurs, focalisés sur leurs débuts de carrières, parviennent à éviter leurs obligations militaires en Algérie avant l’accord de 1983 qui les autorisent à être appelés en France. Ils ne veulent pas sacrifier deux années de leurs vies. Pour être réformés, certains ignorent les relances du Consulat, jouent la montre ou invoquent un motif médical. Plus étonnant, Fathi Chebel, malin, ose négocier directement auprès de Rachid Mekhloufi : une dispense officielle comme soutien de famille contre sa mise à la disposition de l’EN. Grâce à ce chantage, il obtient gain de cause en 1981. Quelques années plus tôt, lors de ses tournées sportives en Algérie, l’Amicale des Algériens en Europe (AAE), une institution tombée dans l’oubli, exerce déjà un autre moyen de pression sur ces jeunes footballeurs. Elle menace d’offrir aux fortes têtes un ticket immédiat vers une caserne algérienne.
Nos remerciements à Stanislas Frenkiel
Lire également le prochain épisode :
[1] Ali Mekki, « Les maisons des migrants kabyles au cours des trois âges de l’émigration », Hommes et Migrations, 2012, n° 1298, p. 42.
[2] Jean-Charles Scagnetti, « Coupe du monde 1982 : les internationaux algériens et leur équipe nationale » art. cité.
[3] Alim Ben Mabrouk, Fathi Chebel, Nordine Kourichi et Rachid Harkouk, né en 1956 à Chelsea. Issu d’un couple mixte algéro-anglais, ce milieu grandit en Angleterre où il réalise toute sa carrière professionnelle de 1974 à 1986.
[4] Jacques Belabde, Abdelhak Belkacem, Youssef Belkebla, Hocine Bellal, Alim Ben Mabrouk, Farid Benstiti, Ali Bouafia, Karim Bouzidi, Saïd Demdoun, Rachid Maatar, Chérif Oudjani, Liazid Sandjak et Karim Zeribi.
[5] Ainsi, après s’être qualifiée à la Coupe du Monde de 1978 en Argentine, l’Équipe de France termine quatrième du Mondial 1982, remporte à domicile l’Euro 1984 et obtient la médaille de bronze du Mondial 1986.
[6] Marc Breviglieri, « L’étreinte de l’origine, attachement, mémoire et nostalgie chez les enfants d’immigrés maghrébins », Confluences Méditerranée, vol. 39, n° 4, 2001, p. 37-47.
[7] Nacira Guenif Souilamas, Des “beurettes” aux descendantes d’immigrants nord-africains, Paris, Grasset, 2000.
[8] Benjamin Stora et Émile Temime, « L’immigration algérienne », Laurent Gervereau, Pierre Milza et Émile Temime, Toute la France, Histoire de l’immigration en France au XXe siècle, Paris, Somogy-Éditions d’Art, 1998, p. 125-132.
[9] Jean-Charles Scagnetti, « Une marginalité singulière, les migrants algériens lors des retours au pays 1973-1983 », Cahiers de la Méditerranée, n° 69, 2004, p. 58-73.
[10] Emmanuel Blanchard, Histoire de l’immigration algérienne en France, Paris, La Découverte, 2018.
[11] Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1998.
[12] Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur, des guerres coloniales au nouvel ordre sécuritaire, Paris, La Découverte, 2009.
[13] Benjamin Stora et Émile Temime, « L’immigration algérienne », Laurent Gervereau, Pierre Milza et Émile Temime, Toute la France, Histoire de l’immigration en France au XXe siècle, Paris, Somogy-Éditions d’Art, 1998, p. 125-132.
[14] Mohamed Harbi, Le FLN, Mirage et réalité : des origines à la prise du pouvoir 1945-1962, Paris, Éditions JA, 1980.