La saga de l’histoire des footballeurs binationaux ayant rejoint la sélection algérienne vous propose un troisième épisode avec le portrait d’un personnage emblématique qui a grandement contribué à la cause des premiers joueurs Franco-Algériens : l’Oranais Nadir Ben Drama.
Qu’est-ce qui pousse les footballeurs professionnels algériens ayant grandi en France à rejoindre l’équipe nationale algérienne depuis les années 1980 ? Notre ami historien Stanislas Frenkiel, Maître de Conférences à l’UFR STAPS de l’Université d’Artois et créateur de la première chaîne Youtube d’Histoire du Sport offre en avant-première aux lecteurs de La Gazette du Fennec le chapitre 7 de son ouvrage sur l’histoire des footballeurs professionnels algériens en France. Durant une quinzaine d’années, il a retrouvé une centaine d’anciens joueurs et leurs proches en France et en Algérie, mené des entretiens inédits, recoupé des archives exceptionnelles,… Notons que son livre, issu de sa Thèse de Doctorat, sera prochainement publié à Artois Presses Université. Nous avons donc le plaisir de vous présenter aujourd’hui le chapitre 7 de son futur livre sous la forme d’un feuilleton bi-hebdomadaire pour les passionné(e)s !
Grandir en France, jouer pour l’équipe nationale algérienne 1980-1988 :
(cliquez sur les liens ci-dessous pour lire les 5 épisodes)
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Les fondements d’une décision
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La sélection de l’Amicale des Algériens en Europe
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L’incontournable Nadir Ben Drama
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La marginalisation des importés
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Les réticences des clubs
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L’incontournable Nadir Ben Drama
Surnommé « Le Général », Nadir Ben Drama, né en 1934 à Oran, est un modeste ancien milieu de Perpignan puis entraîneur amateur en France et en Algérie. Devenu au début des années 1970 chargé d’enseignement en éducation physique et sportive dans la banlieue parisienne, ce cousin d’Ahmed et Kader Firoud est un personnage à la faconde hors-normes. Son histoire apparaît comme symptomatique des rapports sociaux dictés par la proximité entre les acteurs, les réseaux, l’ambiguïté et l’échange de services au sein d’une bureaucratie d’État.
Dès 1973, il est contacté par la jeune direction des sports de l’Amicale. S’il ne participe pas aux tournées de la sélection des immigrés avant 1978, il prépare un projet ambitieux et remplace Ali Ben Fadah à la tête de cette délégation. Nadir Ben Drama prend son courage à deux mains et fait part de son projet au président de l’AAE, l’homme fort du pouvoir algérien à Paris, Abdelkrim Gheraïeb. Il souhaite s’occuper de l’acheminement des joueurs immigrés vers l’Algérie avec l’espoir qu’ils soient sélectionnés un jour en EN. Avec lui, il y aura désormais une équipe de jeunes et une autre de professionnels, soit deux fois plus de joueurs. Son bagout, sa force de conviction et son carnet d’adresse font le reste. Et puis, le président Gheraïeb sait que depuis l’annulation du stage de football SONATRACH/AAE de décembre 1977, on compte moins d’athlètes immigrés dans les effectifs nationaux en Algérie[1]. Les Jeux Méditerranéens de 1975 qui consacraient l’AAE et ses athlètes immigrés semblent loin. Face à leur marginalisation, la vitrine professionnelle confectionnée par Nadir Ben Drama, ancien champion d’Oranie juniors, est séduisante. Les subventions de l’Amicale sont nombreuses et versées dans des conditions opaques.
Assisté de son épouse, une secrétaire française, un homme politique algérien et un cadre supérieur de la compagnie nationale Air Algérie, il constitue un groupe de confiance et convainc plus de 22 footballeurs professionnels dont sept capitaines, Abdelghani Djaadaoui en tête. Trente ans avant l’invention des réseaux sociaux, son inlassable travail de prospection de footballeurs algériens en France et en Europe est exceptionnel. Obsessionnel aussi. Dans toute la France, des quartiers aux clubs, il ne compte pas ses heures pour retrouver de jeunes joueurs et financer des structures amateures comme la Jeunesse Sportive Algérienne de Roubaix. Ses factures téléphoniques s’élèvent parfois à trente mille francs. Son insolente réussite provoque surprise et jalousie. Haut en couleur, celui qui se présente comme un bénévole explique sa manière de détecter les pépites algériennes de France.
“Je travaille toujours seul. Je n’ai jamais d’informateurs. J’achète la presse. Je regarde les noms des footballeurs et je fais ensuite mon enquête pour savoir s’ils sont Algériens. Les professionnels algériens de France, je les recrute presque tous dans la sélection de l’Amicale. Abdallah Liegeon, je sais que sa mère est Algérienne. Je le contacte et il ne s’y attend pas du tout. Tout comme Fawzi Mansouri qui est pourtant né en Tunisie, je sais qu’il est Algérien. Dahleb, Djaadaoui, Kourichi, Laachi, Bourebbou, on les connait. Chérif Oudjani, tout le monde sait que c’est le fils de son père ! Fathi Chebel, je vais le chercher au Racing avec le jeune Alim Ben Mabrouk. Liazid Sandjak, je connais déjà son grand frère Jamel et sa famille. J’approche Youssef Belkebla et Saïd Hamimi. Il faut être fin. La preuve avec Karim Maroc qui, malgré son nom, est Algérien. Il faut sauver nos joueurs de l’Équipe de France pour que l’Algérie les utilise. Je ne m’endors pas dans le métier“
Souvent surpris par sa proposition, les joueurs adhèrent au projet sans sourciller. La volonté de Nadir Ben Drama de tisser des liens culturels et sportifs entre les deux pays est importante tout comme celle d’être considéré par les autorités algériennes. De mieux en mieux reconnu par le MJS et par la FAF qui cherche un interlocuteur en Europe, il obtient un mandat en 1981 signé de la main du président Hadj Sekkal. Il atteste qu’il est chargé de prendre contact avec les clubs professionnels en Europe ainsi qu’avec le Groupement des clubs professionnels et la FFF en vue de la mise à la disposition de l’EN de joueurs professionnels algériens[2]. Rejeté par Rachid Mekhloufi qui refuse de l’emmener à la Coupe du Monde 1982 en Espagne pour conseiller les footballeurs professionnels, Nadir Ben Drama sent qu’il faut rebondir au moment où l’apport des footballeurs professionnels est de plus en plus déterminant. Même s’il est encore soutenu par ses fidèles journalistes, son implication avec l’AAE ralentit[3]. Grâce aux conseils de l’avocat Jacques Bertrand, il créée officiellement l’Union des Footballeurs Professionnels Algériens qu’il dirige en patriarche. Les joueurs adhèrent sans même cotiser. C’est un nouveau souffle.
Le président et entraîneur Ben Drama s’entoure des différentes générations pour développer son association comme Mohamed Lekkak et Ahmed Oudjani à qui reviennent la charge des jeunes. Cette structure cherche à devenir le trait d’union entre la FAF et les clubs professionnels dans lesquels jouent des Algériens. Le procès-verbal de l’assemblée constitutive de l’association, daté du 12 mai 1984, présente les membres du bureau. Il désigne Abdelghani Djaadaoui comme trésorier général, Nourredine Chebel secrétaire général et Zaïne-Abidine Bentabed de l’AAE conseiller chargé des affaires sociales et culturelles[4]. Leurs objectifs sont ambitieux : défendre les intérêts matériels et moraux des membres, promouvoir l’image de marque du footballeur professionnel algérien et concourir à l’épanouissement des émigrés toutes générations confondues. Il s’agit aussi de resserrer les liens fraternels et de solidarité au sein de la communauté immigrée algérienne et œuvrer pour des échanges intercommunautaires. Quand l’Algérois Nasser Guedioura fait son essai à La-Roche-sur-Yon, il peut évidemment s’appuyer sur les conseils et l’assistance de Nadir Ben Drama qui ne le laisse pas seul face aux dirigeants. Mais peu à peu, « Ben Gourmette » se voit discrédité en France et en Algérie par certains sportifs. Il ne se rendra pas avec El Khadra au Mexique lors du Mondial 1986. Son âge d’or est terminé. Il faut tourner la page.
Dès 1986, il rentre dans l’encadrement du club de Beveren en Belgique. Deux ans plus tard, il prend définitivement ses distances avec le monde du football. Ce n’est pas lui qui est à l’origine de la sélection en EN de Kader Ferhaoui, jeune oranais de Lunel, formé au Montpellier Hérault Sport Club, mais bien Guennadi Rogov. Son Union n’a donc pas d’influence durable. Ses méthodes cristallisent la méfiance de certains footballeurs professionnels influents et des institutions fédérales et ministérielles algériennes qui lui adressent peu de courriers. Suite à sa participation au tournoi commémorant les évènements de 8 mai 1945 à Guelma en 1987, il reçoit officiellement les dernières félicitations de la part du Directeur du Sport de Performance Nourredine Youb. Isolé, son monde s’éteint avec la disparition de l’Amicale et la guerre civile en Algérie qui l’empêche de s’y déplacer et d’y organiser de nouvelles tournées. Cet impresario d’avant-garde qui négociait directement avec les tenaces présidents de clubs professionnels, sert le football algérien et permet à des dizaines de footballeurs professionnels de jouer sous le maillot Vert. Pour eux, habitués aux frissons des stades européens et aux salaires conséquents, la traversée du miroir algérien tant idéalisée par leurs parents ne se fait pas sans joie et fierté mais aussi tensions et déceptions.
Lire également le prochain épisode…
[1] Jean-Charles Scagnetti, « Sport et retour au pays : l’exemple de l’émigration algérienne en France 1973-1978 », Migrance, n° 22, 2003, p. 40-48.
[2] Archives privées de Nadir Ben Drama.
[3] Hédi Hamel, « Ben Drama : “la patrie avant tout” », La Semaine de l’Emigration, n° 12, 4 novembre 1982, p. 22-23.
[4] Archives privées de Nadir Ben Drama.