Dans une longue vidéo postée samedi soir sur son compte Instagram, la joueuse de tennis algérienne Ines Ibbou (21 ans) a répondu à sa manière au joueur Dominic Thiem (3ème mondial), qui a exprimé son refus de participer à un fonds de solidarité pour les joueurs mal classés en cette période de pandémie. A l’arrogance de l’Autrichien, la jeune Algérienne, classée 620e mondiale, raconte son parcours semé d’embûches pour se faire une place dans le circuit pro de l’ATP. Un témoignage vidéo poignant !
« Cher Dominic… as-tu connu cela ? » Dans une belle vidéo de près de dix minutes, avec des images d’archives personnelles et un récit tout en musique, publiée sur ses réseaux sociaux, Ines Ibbou a invectivé avec classe Dominic Thiem.
Alors que le monde du tennis s’est organisé pour venir en aide aux joueurs les plus mal classés, privés de tout revenu durant la période de confinement actuelle, l’Autrichien, n°3 mondial et récent finaliste de l’Open d’Australie, a exprimé un avis contraire en critiquant cette collecte de solidarité proposée par Novak Djokovic puis finalement mise en place par les instances du tennis professionnel (plus de 6 millions de dollars rassemblés par l’ATP, la WTA, l’ITF et les quatre Grands Chelems). « Aucun de ces joueurs mal classés ne lutte pour survivre. Toute l’année, j’en vois beaucoup qui ne donnent pas tout au tennis. Beaucoup ne sont pas très professionnels. Je ne vois pas pourquoi je devrais leur donner de l’argent » a expliqué l’Autrichien Dominic Thiem lors d’une interview accordée, il y a deux semaines, au Kronen Zeitung.
« Dominic on attend rien de toi, on ne te demande rien sauf un peu de respect par rapport à nos sacrifices… » lui a répondu avec élégance la jeune algérienne Inès Fériel Ibbou. Née à El Biar (Alger), la tenniswoman qui peine à s’imposer pleinement dans le circuit senior (620ème du WTA) malgré un parcours remarquable chez les juniors (ex 23ème mondiale) a raconté son parcours difficile d’une jeune femme issue d’un milieu social très modeste et venant d’un continent qui ne dispose pas d’infrastructures adéquates. Comme quoi, malgré l’adversité et le manque de moyens, tout le monde peut croire en ses rêves !
La vidéo d’Inès Ibbou :
La lettre émouvante en intégralité :
« Cher Dominic, après avoir lu ta dernière déclaration, je me suis demandé ce qu’aurait été ma carrière, et donc ma vie, si j’avais été à ta place. Je me suis imaginé ce que ça aurait été d’avoir des parents profs de tennis quand j’ai touché une raquette pour la première fois, à l’âge de 6 ans, et que j’en suis immédiatement tombée amoureuse. Comme j’ai grandi dans les environs d’Alger, dans une famille très modeste, avec des parents qui n’avaient absolument rien à voir avec le monde du tennis, je ne peux pas m’empêcher de penser que ça aurait pu m’aider. Mais je ne te le reproche pas.
Et j’ai arrêté d’y penser, parce qu’après tout, on ne choisit pas là où on naît. Je réalise maintenant la chance que j’ai d’avoir des parents comme les miens, que j’aime plus que tout et que je n’échangerais pour rien au monde. Tu sais, dans un pays comme le mien, ce n’est pas facile pour une femme d’être athlète de haut niveau. Je ne remercierai jamais assez mes parents pour leur soutien et tous les sacrifices qu’ils ont consentis pour que je puisse poursuivre mon rêve.
Si seulement tu savais, Dominic…
« On ne savait même pas sur quelle surface on jouait. C’est du gazon ? C’est de la terre battue ? « L’Afrique », comme ils disent »
Au moins, on peut compter sur les installations locales. Oups ! Savais-tu qu’en Algérie, les tournois juniors ITF sont très, très rares et qu’il n’y a pas le moindre tournoi pro ITF, ATP ou WTA ? Qu’il n’y a pas un seul entraîneur sur le circuit international ? Qu’il n’y a pas le moindre court indoor ? Je ne sais pas comment c’était pour toi, mais pour nous, là-bas, s’il pleut pendant une semaine, on bosse notre revers… à la salle de sport. Et je ne parle même pas de la qualité des installations ou des courts… On ne savait même pas sur quelle surface on jouait. C’est du gazon ? C’est de la terre battue ? « L’Afrique », comme ils disent.
Mais ne te méprends pas. Ça ne m’a pas empêchée de construire ma propre route et d’être l’une des meilleures joueuses du monde à 14 ans. J’ai remporté mes premiers points WTA en gagnant un 10 000 dollars au même âge. Plutôt impressionnant, non ? Comme toi, j’ai atteint les sommets des classements juniors. Pas le top 10, mais 23e mondiale. Pas si mal pour une Africaine, non ? C’était tellement improbable que beaucoup de journalistes m’ont appelée « le miracle du tennis ». Ce n’est pas une blague ! Très peu de jeunes Africains l’ont fait avant moi, disaient-ils. Et aucun dans mon pays.
« Tu sais, en Afrique, le budget pour un athlète finit rarement dans son compte en banque, si tu vois ce que je veux dire… »
Si j’avais fait partie de ton monde magique à l’époque, j’aurais probablement attiré l’attention de nombreux sponsors et la fédération aurait pris soin de moi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Des sponsors, tu dis ? Adidas ? Nike ? Wilson ? Prince ? Head ? Ils n’existent même pas en Algérie ! À part quelques équipements et le soutien de petites entreprises locales, j’ai seulement reçu le minimum pour couvrir ma participation aux Grands Chelems juniors. Et tu sais, en Afrique, le budget pour un athlète finit rarement dans son compte en banque, si tu vois ce que je veux dire…
Je me suis demandé ce qui aurait pu changer pour moi à ce moment-là si j’avais fait partie de ton cercle proche. Si j’avais partagé le même environnement, les mêmes règles. Comme être capable de décider quand c’est le meilleur moment pour passer sur le circuit pro. Personne n’en sait rien en Algérie. Si j’avais eu un budget raisonnable, quel impact cela aurait-il eu sur ma carrière ? Ça aurait changé toute ma vie ! Je chéris le jour où j’aurai les moyens d’offrir un cadeau à mes parents. Je rêve de ce jour…
La meilleure joueuse du pays, au sommet du classement junior, mais pas un centime en poche. C’est ironique, tu ne crois pas ? Je ne suis pas sûre que ça se serait passé comme ça dans ton pays ou dans n’importe quel pays européen. Mais ça ne m’a pas arrêtée. Quand tout était en train de s’écrouler et me poussait vers la fin de ma carrière, j’ai eu la chance de recevoir un coup de main. Des gens qui ont pris soin de moi, qui m’ont fourni le minimum vital : de la nourriture et un endroit où dormir. Certains m’ont aidée en me fournissant gratuitement du matériel, d’autres avec le travail physique.
« J’espère toujours réaliser le rêve pour lequel j’ai sacrifié mon enfance, ma scolarité, mon adolescence, ma vie de famille, mes amis, mon argent, les anniversaires, les vacances, toute ma vie ! »
Ma situation était désespérée. Mais je me suis remise sur les bons rails et j’ai réussi mon passage vers les pros. Malheureusement, je me suis blessée au pire moment possible. Au moment où l’ITF a changé ses règles. Je ne suis pas sûre que ça t’ait vraiment affecté…
Les ressources financières sont la clé pour se remettre en forme. J’ai vraiment pu m’en rendre compte à ce moment-là. Mais, encore une fois, ça ne m’a pas arrêtée. Malgré toutes les difficultés, je me suis débrouillée pour revenir dans le classement WTA. Aujourd’hui, j’ai 21 ans et je suis autour de la 600e place mondiale. J’espère toujours réaliser le rêve pour lequel j’ai sacrifié mon enfance, ma scolarité, mon adolescence, ma vie de famille, mes amis, mon argent, les anniversaires, les vacances, toute ma vie !
Je me demande, Dominic, ça fait quoi d’avoir un entraîneur qui t’aide sur le circuit ? Un préparateur physique ? Un kiné ? Un coach mental ? Un staff rien que pour toi ? Je vis seule la plupart du temps. Je suis une femme solitaire qui voyage à travers le monde, généralement avec deux escales, toujours à la recherche du billet le moins cher. Qui sacrifie son temps, ses entraînements et son repos simplement pour postuler à un simple visa, sans garantie de l’avoir. Parce que, devine : pas de tapis rouge, pas de laisser passer, pas de Schengen. Et, j’oubliais, j’ai besoin d’un visa pratiquement partout. C’est un budget de plus…
J’étudie toutes les possibilités dans le calendrier, à la fois pour optimiser les coûts et essayer de gagner le maximum de points. Je loge loin des tournois pour réduire les coûts. Alternes-tu entre terre battue et dur d’une semaine à l’autre comme moi ? Finis-tu les tournois avec des trous dans tes chaussures comme moi ? Je fais toujours de mon mieux pour satisfaire les espoirs que les gens avaient quand j’étais junior, malgré le manque de financement.
« Dominic, cette crise inattendue nous plonge dans une période délicate et révèle la véritable nature des gens. Aider les joueurs, c’est aider le tennis à survivre »
Dominic, laisse-moi te demander : qu’est-ce que ça fait d’offrir un cadeau à tes parents ? Qu’est-ce que ça fait de les voir plus d’une fois par an ? De fêter ton anniversaire avec eux ? Je ne me souviens même pas du dernier anniversaire que j’ai célébré avec mes proches… Oui, tous ces sacrifices font partie du jeu, mais le court devrait décider de l’issue de ma carrière, pas mes ressources financières. C’est totalement injuste. Je fais avec tous les jours, sans me plaindre. Je me bats en permanence, en silence.
Cher Dominic, contrairement à toi, beaucoup partagent ma réalité. Juste un rappel : ce n’est pas grâce à ton argent qu’on a survécu jusqu’à présent, et personne ne t’a rien demandé. L’initiative est venue de joueurs généreux qui ont immédiatement fait preuve de compassion, avec classe. Des joueurs désireux de répandre de la solidarité et de trouver des solutions pour changer les choses. Des champions en toutes circonstances. Dominic, cette crise inattendue nous plonge dans une période délicate et révèle la véritable nature des gens. Aider les joueurs, c’est aider le tennis à survivre. Ce jeu est noble.
La signification du sport, c’est de distinguer les plus talentueux, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus courageux. À moins que tu ne veuilles jouer seul sur le court ? Dominic, je te l’ai dit, on ne t’a rien demandé. À part un peu de respect pour nos sacrifices. Des joueurs comme toi me font m’accrocher à mon rêve. S’il te plaît, ne gâche pas ça.
Ines Ibbou. »